DE L'ESPRIT
D'AVARICE
CHAPITRE 1
Comment la guerre de l'avarice nous est extérieure, et que
ce vice n'est pas, comme les autres, naturel à l'homme.
Notre troisième combat est contre l'avarice, ou l'amour de
l'argent. Guerre extérieure, guerre étrangère à notre nature. Chez le moine,
elle ne prend son principe que d'une âme corrompue et endormie dans l'indolence;
le plus souvent, d'un mauvais début dans le renoncement, que l'on n'a pas
embrassé avec les dispositions convenables, et qui se fondait sur un amour tiède
envers Dieu.
Pour les autres vices, ils ont leur semence dans la nature de
l'homme et leurs principes semblent innés en nous; ils tiennent en quelque sorte
aux entrailles de notre être, et, quasi contemporains de la naissance,
préviennent le discernement du bien et du mal. De plus, s'ils sont les premiers
à nous attaquer, on ne les surmonte qu'après de longs
efforts.
CHAPITRE 2
Combien dangereuse est la maladie de
l'avarice.
Cette maladie, au contraire, ne survient que plus tard, et
c'est du dehors qu'elle prend contact avec l'âme. Mais, plus il est aisé de s'en
garder ou de la repousser, plus, si on la néglige ou la laisse s'introduire dans
le cœur, elle l'emporte sur toutes les autres par les effets désastreux et la
difficulté de s'en défaire Elle devient «la racine de tous les maux.» (1 Tim
6,10); et sur elle, les foyers de vices pullulent.
CHAPITRE 3
De l'utilité qu’il y a
pour nous dans les vices qui nous sont naturels.
... Nous remarquons déjà chez les tout petits les poussées
farouches de la colère. Avant d'avoir l'idée de la vertu de patience,
nous
les voyons émus des injures, et sensibles même aux paroles piquantes qu'on leur
dit par manière de jeu. Parfois, si la force leur manque, ils ont bien la
volonté de se venger, sous l'empire de la fureur.
Je ne dis pas cela, pour
accuser la nature, mais pour montrer que, parmi les mouvements qui procèdent de
nous, il en est certains que la Providence y a mis pour une raison d'utilité, et
d'autres qui s'introduisent du dehors par la faute de notre négligence et de
notre volonté mauvaise...
N'est-il pas visible, par exemple, que les
aiguillons de la colère nous ont été donnés dans des vues très salutaires, afin
de nous indigner contre nos vices et nos erreurs, nous occupant de préférence à
la pratique des vertus et aux choses spirituelles, abondant en charité pour Dieu
et en patience pour nos frères ? Nous savons aussi les grands avantages de la
tristesse, bien qu'elle compte parmi les vices, quand elle se tourne en mauvaise
part : très nécessaire, lorsqu'elle est selon la crainte de Dieu; tout à fait
pernicieuse, lorsqu'elle est selon le monde. C'est l'enseignement de l'Apôtre :
«La tristesse qui est selon Dieu, produit une pénitence salutaire qui demeure;
mais la tristesse du siècle produit la mort.» (2 Cor
7,10).
CHAPITRE 4
Que ce n'est pas faire
injure au Créateur, de dire qu'il y a en nous des passions
naturels.
Dire que ces mouvements ont été mis en nous par le Créateur, ce
n'est pas Lui jeter le blâme. L'abus ne vient que de notre malice, lorsque nous
préférons les détourner à des usages coupables : lorsque, par exemple, nous
concevons de la tristesse au sujet de gains stériles et séculiers, et non en vue
d'une pénitence salutaire et pour la correction de nos vices; lorsque, au lieu
d'avoir contre nous-mêmes de bienfaisantes colères, nous nous fâchons contre nos
frères, en dépit de l'interdiction du Seigneur.
Le fer nous a été donné pour
des usages utiles et nécessaires : on peut le faire servir au meurtre de
l'innocent. Mais le Créateur sera-t-il déshonoré, si l'on abuse pour nuire, de
ce qu'il a donné pour les commodités et les besoins de la vie
?
CHAPITRE 5
Des vices que nous contractons par notre faute, en dehors de tout
mouvement de la nature.
Mais il est, disons-nous, certains vices qui se forment en
nous, sans que la nature y ait donné occasion, et uniquement par le fait d'une
volonté corrompue et mauvaise : telle l'envie, telle aussi l'avarice. Elles
n'ont pas de racine dans l'instinct de la nature, et se contractent du dehors.
Mais, plus il est facile de s'en garder et plus on a de moyens de les éviter,
plus aussi elles rendent misérable l'âme dont elles se sont une fois emparées. À
peine la guérison est-elle possible : soit que les moines qui se laissent
blesser à des vices qu'ils pouvaient si aisément ignorer, ou éviter, ou vaincre,
se rendent par là-même indignes d'un prompt remède; soit qu'ayant commencé par
un fondement défectueux, ils aient démérité d'y voir s'élever l'édifice des
vertus et le faite de la perfection.
CHAPITRE 6
La maladie de l'avarice,
une fois contractée, s'élimine malaisément.
Que nul n'ait donc pour cette maladie des regards de dédain
ou de mépris, puisque aussi bien, si elle est très facile à éviter, celui
qu'elle possède guérit à si grand-peine. Elle est le repaire de tous les vices,
la racine de tous les maux, le foyer pullulant où toutes les perversités
s'enlacent inextricablement. L'Apôtre l'a dit : «L'avarice est la racine de tous
les maux.» (1 Tim 6,10).
CHAPITRE 7
Les commencements de l'avarice, et les maux infinis qu'elle
enfante.
Un moine vit dans le relâchement et la tiédeur : l'avarice entre
dans son âme. Et d'abord, elle ne le sollicite qu'en vue d'une somme minime,
avec mille apparences justes et raisonnables qui lui font une obligation de se
réserver ou de se procurer quelque argent : Le régime du monastère est
insuffisant; à peine une santé robuste y peut-elle tenir. Qu'une maladie vienne
donc à se déclarer : que fera-t-il, s'il n'a mis en dépôt quelque pécule dont il
puisse venir en aide à son infirmité ? Le secours accordé par le monastère est
insignifiant; et la négligence à l'égard des malades, fort grande. S'il n'a rien
à lui pour se soigner, il ne lui restera qu'à mourir misérablement. Le vêtement
non plus que l'on donne ne suffit pas, à moins de se procurer de quoi en avoir
un autre. Enfin, il ne pourra demeurer longtemps en place dans le même
monastère. Mais, s'il ne s'est pourvu de l'argent nécessaire au voyage et pour
le prix du bateau, impossible de passer à l'étranger, lorsqu'il en aura le
désir. Prisonnier de son indigence, force lui sera de tolérer sans fin une vie
laborieuse, misérable et sans profit spirituel : toujours pauvre, toujours
dépouillé, et obligé de vivre du bien d'autrui, non sans subir maint
reproche.
Le voilà pris au filet. Et de songer au moyen d'acquérir du moins
un denier. Son esprit se met en quête d'un travail qu'il puisse faire à l'insu
de son abbé. Il le vend secrètement; il tient la pièce convoitée. Hélas, nouveau
et plus cruel tourment ! déjà il se demande comment il la doublera, incertain en
outre de l'endroit où la cacher, de la personne à qui la confier. Qu'en
pourrait-il bien acheter ? Par quel commerce doubler son avoir ? Ce problème le
donne en proie à des soucis plus lourds que devant. Que s'il réussit au gré de
ses désirs, sa faim de l'or grandit et se fait plus violente à proportion du
gain : il y a, dans la cupidité, une frénésie, qui augmente avec la
richesse.
Alors, il se présage une longue vie, une vieillesse courbée, des
maladies variées et durables, qu'il sera hors d'état de supporter à cet âge,
s'il n'a pris soin, dans sa jeunesse, de réunir des sommes plus considérables.
Sa pauvre âme a dorénavant perdu la liberté de ses mouvements, captive dans les
nœuds du serpent infernal. Le bien qu'il a mal acquis, un souci plus coupable le
pousse à l'augmenter; il allume lui-même un feu dont les flammes plus ardentes
le consument sans merci. Possédé de la pensée du gain, il n'a plus égard qu'aux
moyens d'avoir de l'argent, afin d'échapper au plus tôt à la discipline du
monastère. Plus de bonne foi qui l'arrête, dès que brille à ses yeux l'espoir
d'un profit. Le mensonge, le parjure, le vol ont cessé, de lui faire peur, aussi
bien que le manque de parole, ou les colères folles en présence des déceptions;
il ne s'épouvante plus de franchir les limites de l'honnêteté et de l'humilité.
En tout et pour tout, comme à d'autres leur ventre, l'or et l'espoir du gain lui
deviennent un dieu. Et c'est pourquoi l'Apôtre, voyant en esprit le venin de
cette maladie, ne s'est pas borné à la proclamer la racine de tous les maux,
mais l'a nommée une idolâtrie : «Mortifiez, dit-il, l'avarice, qui est une
idolâtrie.» (Col 3,5).
On voit quel fléau cette rage peut devenir, en
croissant par degrés, pour que l'Apôtre l'ait appelée une idolâtrie. De fait,
celui qui en est la victime délaisse la figure et l'image de Dieu, qu'il devait
garder immaculée en soi par la fidélité de son service, pour aimer et couver des
yeux des figures humaines imprimées dans l'or.
CHAPITRE 8
L'amour de l'argent
empêche toute vertu.
Avançant à pas de géant sur la pente du mal, il n'est plus chez
l'avare ni humilité, ni charité, ni obéissance. Il n'en retient pas même
l'ombre. Tout l'indigne, tout travail lui est sujet de murmures et de soupirs.
Il ne garde plus aucune retenue, et, tel un cheval indompté, court sans frein au
précipice. Il est mécontent du régime, mécontent du vêtement. Aussi bien, il ne
saurait tolérer plus longtemps un tel état de choses. Dieu n'habite pas que dans
ce monastère, son salut n'y est pas attaché. Mais quoi ? s'il n'en sort
promptement, pour se rendre ailleurs, sa perte n'est-elle pas immédiate
?
CHAPITRE 9
Un moine qui a de l'argent
ne saurait demeurer dans le monastère.
Au reste, il a dans son pécule le viatique de son instabilité.
En gagnant de l'argent, il s'est donné des ailes. Prêt dorénavant à tirer du
large, il répond insolemment à tout ce qu'on lui commande. Il se comporte comme
un hôte de passage ou un étranger, et n'affiche que dédain et mépris pour la
correction des travers qu'il découvre en soi. Lui qui a de l'argent caché, il se
plaint de n'avoir pas même de chaussures ni de vêtements, il s'indigne que l'on
tarde à lui en donner. Que si, par l'ordre de l'ancien, on sert avant lui un
autre frère qui est connu pour manquer de tout, sa colère s'enflamme : on le
méprise donc, comme s'il n'était pas de la maison ! Alors, non content de ne
plus mettre la main à l'ouvrage, il critique tous les travaux, d'ailleurs
indispensables, qui se font dans le monastère. Puis il cherche passionnément les
occasions d'offense et de colère, pour ne point paraître sortir de la discipline
cénobitique par un motif futile. Mieux encore, il voudrait ne pas s'en aller
seul, car on croirait que c'est par sa faute qu'il a déserté. Aussi le voit-on
continuellement occupé à tâcher d'en corrompre le plus qu'il peut, par des
cabales clandestines. La rigueur de la saison rend-elle son voyage impossible,
soit par terre, soit par eau, son cœur demeure tout ce temps en suspens et
inquiet. Il ne cesse de semer ou d'exciter le mécontentement. À ses yeux, nulle
consolation à son départ, nulle excuse à sa légèreté, que le décri et le
déshonneur du monastère.
CHAPITRE 10
À
quel labeur l'avarice soumet le déserteur du monastère, qui murmurait auparavant
pour les travaux les moins pénibles.
Il est emporté irrésistiblement. Ses richesses, comme des
torches attachées à ses flancs, le dévorent de plus en plus. L'argent, une fois
qu'on le possède, ne permet plus qu’on demeure au monastère ou que l’on vive
sous le régime de la règle. On dirait d'une bête fauve. Lorsqu'il a séparé le
moine du reste du troupeau, et s'en est fait une proie commode en le destituant
de la société des siens, d'autant plus facile à dévorer maintenant qu'elle est
isolée, il le contraint, lui qui auparavant dédaignait de se livrer aux faciles
travaux du monastère, de peiner jour et nuit infatigablement dans l'espérance de
gagner. C'en est fini des solennités de la prière, des jeunes canoniques, des
vigiles régulières, et des bons offices rendus au prochain, lorsque les
convenances l'exigent. Le malheureux ne songe plus qu'à assouvir sa rage
d'avarice ou a faire face à ses besoins journaliers. Mais, croyant éteindre le
feu de la cupidité à force d'acquérir, il ne fait, au contraire, que
l’aviver.
CHAPITRE 11
Le moine avare recherche
la cohabitation des femmes, afin d'avoir quelqu'un qui garde son
argent.
Plusieurs, qui glissaient déjà sur la pente fatale, sont
emportés d'une irrévocable ruine dans l'abÎme de la mort. Mal satisfaits de
posséder seuls des biens qu'ils n'avaient jamais eus ou qu'ils se sont réservés
par un faux renoncement, ils recherchent la cohabitation des femmes, pour garder
ce qu'ils ont amassé ou conservé contre le droit. Embarrassés dans un réseau de
préoccupations nuisibles et pernicieuses, ils roulent jusqu'au fond de l'enfer,
pour n'avoir pas voulu acquiescer à la parole de l'Apôtre. «Ayant, en effet, le
vivre et le couvert, ils auraient dû se tenir contents.» (1 Tim 6,8) de ce que
leur offrait le frugal ordinaire du monastère. «Mais ils ont voulu devenir
riches; alors, ils sont tombés dans la tentation et le piège du diable, dans une
multitude de désirs inutiles et pernicieux, qui plongent les hommes dans la
ruine et la perdition. Car la cupidité - c'est-à-dire l'amour de l'argent - est
la racine de tous les maux; et certains, pour s'y être abandonnés, ont erré loin
de la foi et se sont engagés en une infinité de douleurs.» (1 Tim
6,9-10).
CHAPITRE 12
Exemple d'un moine tiède
qui était engagé dans les liens de l'avarice.
J'ai connaissance de quelqu'un qui se prétend moine, et qui pis
est, se flatte d'être parfait. Il fut reçu dans un monastère de cénobites. Or,
un jour que son abbé l'avertissait de ne pas retourner à ce qu'il avait abdiqué
par son renoncement, et de se libérer, en même temps que de l'avarice, en qui
tous les maux ont leur racine, des chaînes de ce monde; ajoutant que, s'il
voulait vraiment se purifier de ses vices anciens, dont il le voyait si fort
tourmenté à chaque moment, il devait cesser de poursuivre des biens qu'il ne
possédait pas même avant son entrée, car, une fois engagé dans ces entraves,
c'en était fait, sans l'ombre d'un doute, de son amendement : lui, prenant une
mine farouche, ne craignit pas de répondre : «Si vous, vous avez bien de quoi
nourrir tant de monde, pourquoi me défendre de posséder, moi aussi
?»
CHAPITRE 13
Du service que les
anciens rendent aux jeunes pour la correction de leurs
vices.
Que personne ne juge ces développements superflus ou ennuyeux !
Si l'on n'explique d'abord les diverses sortes de blessures, et que l'on
n'explore les origines et les causes des maladies, il est impossible, et
d'appliquer aux malades le traitement opportun, et de fournir à ceux qui sont
bien portants le moyen de garder parfaite leur santé.
De fait, les anciens,
qui ont vu tant de chutes et de ruines, ont accoutumé de dire toutes ces choses
en conférence, et bien davantage encore, pour l'instruction des jeunes. Et
souvent, tandis que je les écoutais parler ainsi et dévoiler leur expérience, en
hommes sujets eux-mêmes au choc de telles passions, je reconnaissais en moi plus
d'un trait de ce qu'ils disaient; et c'était la guérison, avec l'épargne de la
confusion : puisque, sans sortir de mon silence, j'avais appris du même coup, et
la cause des vices qui me tourmentaient, et leur remède. J'ai dissimulé ici ou
passé sous silence ces enseignements : non que je craignisse la communauté des
frères; mais ce livre pourrait tomber entre les mains de gens mal instruits
encore à la vie monastique, et découvrir à leur inexpérience ce qui ne doit être
su que des vaillants, qui hâtent leur marche vers les sommets de la
perfection.
CHAPITRE 14
Où l’on voit par des
exemples que l'avarice est de trois sortes.
L'avarice est de trois sortes, que tous les pères détestent et
condamnent également.
La première est celle dont nous avons décrit plus haut
les ravages. Elle abuse des malheureux, en les persuadant d'amasser des
richesses qu'ils ne possédaient pas même auparavant, du temps qu'ils vivaient
dans le monde.
La deuxième pousse à tirer à soi et désirer de nouveau ce que
l'on avait rejeté au principe de son renoncement.
La troisième se contracte
par un commencement mauvais et vicieux; sa racine est dans l'imperfection. Elle
inspire à l'âme qu'elle a empoisonnée de cette tiédeur, une défiance pleine de
craintes, la terreur de la pauvreté. On ne se dépouillera donc pas de toute la
substance de ce monde; et, parce que l'on se réserve de l'argent ou des biens
dont il aurait fallu faire l'abandon en embrassant le renoncement, on ne
parviendra jamais à la perfection évangélique.
Nous voyons ces trois sortes
de fautes punies des plus graves châtiments, dans les saintes Écritures. Giezi
veut acquérir ce qu'il n'avait jamais possédé : non seulement il ne mérite point
d'avoir le don de prophétie, qu'il eût pu tenir de son maître comme un héritage;
mais, à la malédiction de saint Elisée, une lèpre éternelle le couvre tout
entier. Judas, lui, veut reprendre les richesses qu'il avait quittées en suivant
le Christ. Mais, descendu jusqu'à trahir son Seigneur, il perd l'honneur de
l'apostolat; davantage, il ne mérite plus de terminer sa vie par une mort
naturelle : le suicide y met fin. Ananie et Saphire réservent une part de ce
qu'ils possédaient : la bouche de l'apôtre Pierre prononce leur arrêt de
mort.
CHAPITRE 15
Différence entre celui
qui renonce mal et celui qui ne renonce pas.
Au sujet de ceux qui disent avoir renoncé au monde, et qui,
énervés par le manque de foi, craignent de se dépouiller des biens terrestres,
voici le commandement donné mystiquement par le Deutéronome : «S'il est
quelqu'un qui a peur et sent son cœur timide, qu'il ne parte pas à la guerre,
mais qu'il retourne à sa maison, de peur qu'il ne mette l'épouvante au cœur de
ses frères, comme il est lui-même en proie à la frayeur.» (Dt 20,8). La
préférence de l'Écriture n'est-elle pas évidente, de ne pas les voir entrer dans
notre profession et usurper le nom de moine, plutôt que de retirer les autres de
la perfection évangélique par leurs mauvais conseils et leurs détestables
exemples, ou de les ébranler par des terreurs infidèles ? Il leur est ordonné de
quitter la bataille et de retourner à leur maison, parce qu'il est impossible
pour quiconque a le cœur double, de combattre les combats du Seigneur : «L'homme
qui a le cœur partagé, est inconstant en toutes ses voies.» (Jc 1,8).
Qu'ils
songent aussi à la parabole de l'évangile, et que celui qui s'avance avec dix
mille, ne peut lutter contre le roi qui vient avec vingt mille ! Qu'ils
demandent la paix, eux aussi, pendant qu'il est encore loin ! C'est-à-dire :
Qu'ils s'interdisent jusqu'au premier pas dans le renoncement, plutôt que de
l'accomplir par après avec tiédeur, et de se mettre par là dans un plus grand
danger : «Mieux vaut ne pas faire de, vœux, que d'en faire et d'être infidèle !»
(Ec 5,4)
Remarquons comme il est excellemment dit que celui-ci vient avec
dix mille, celui-là avec vingt mille. De fait, le nombre des vices qui nous
assaillent, est plus grand que celui des vertus qui combattent pour nous.
Rappelons encore que «l'on ne peut servir Dieu et l'argent,» (Mt 6,24) et que
«quiconque, après avoir mis la main à la charrue, regarde en arrière, est
impropre au royaume de Dieu.» (Lc 9,52).
CHAPITRE 16
De quel texte se couvrent ceux qui ne veulent pas se dépouiller de
leurs biens.
Cependant, ces faux moines s'efforcent de trouver un prétexte à
leur avarice dans une parole de l'Écriture qu'ils interprètent tout de travers,
impatients d'altérer et de plier à leur désir la pensée de l'Apôtre, ou plutôt
du Seigneur. Au lieu de conformer leur vie et leur intelligence au sens de
l'Écriture, ils font violence à l'Écriture selon le gré de leur passion, et
veulent qu'elle s'accorde avec leurs opinions.
«Voici, disent-ils, ce qui est
écrit : Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir.» (Ac 20,35). Et, par une
interprétation entièrement fausse de ce texte, ils pensent énerver cette autre
parole du Seigneur où il est dit : «Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu
as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, puis, viens et
suis Moi.» (Mt 19,21).
Sous ce beau prétexte, ils estiment ne devoir pas se
défaire de leurs richesses. Ne seront-ils pas plus heureux, si, ayant en leur
puissance leurs biens d'autrefois, ils peuvent faire largesse à d'autres de leur
surabondance ? Mais au fond, ils rougissent d'embrasser pour le Christ le
glorieux dénuement de l'Apôtre, et ne veulent se contenter, ni du travail de
leurs mains, ni de la vie pauvre du monastère. Une ressource leur reste : de
s'apercevoir qu'ils s'abusent eux-mêmes et n'ont pas renoncé au monde, du moment
qu'ils couvent de la sorte leur ancienne fortune; ou, s'ils désirent faire pour
tout de bon l'expérience de la profession monastique, de tout distribuer et
abandonner, sans nulle réserve, puis, de se glorifier avec l'Apôtre «dans la
faim et, la soif, le froid et la nudité.» (2 Cor
11,21).
CHAPITRE 17
Du renoncement des
apôtres et de la primitive Église
Ce bienheureux apôtre ne pouvait-il, aussi bien qu'eux, vivre de
son ancienne fortune, s'il l'eût jugé plus avantageux pour sa perfection ?
Lorsqu'il affirme que la naissance l'avait fait citoyen romain, il se rend
témoin que, même selon le monde, sa condition n'était pas sans grandeur.
Et
ceux de Jérusalem, qui, «possesseurs de champs ou de maisons, vendaient» tout,
et, sans se rien réserver, «en apportaient le prix et le mettaient aux pieds des
apôtres,» (Ac 4,34-35) n'auraient-ils pu faire face de leurs propres ressources
à leurs nécessités, si les apôtres l'avaient jugé plus parfait, ou qu'ils
l'eussent eux-mêmes trouvé plus utile? Mais ils renoncèrent d'un coup à tous
leurs biens, et préférèrent subsister du travail de leurs mains ou de la
générosité des Gentils.
Il est question, dans l'épître aux Romains, de la
contribution à leur fournir. Le saint apôtre annonce le ministère dont il s'est
chargé pour eux, et invite habilement ses correspondants à donner leur commune
offrande : «Maintenant je pars pour Jérusalem afin de venir en aide aux saints.
Car les Églises de Macédoine et d'Achaïe se sont résolues avec plaisir à faire
quelque part de leurs biens à ceux d'entre les saints de Jérusalem qui sont
pauvres. Et aussi bien, ils leur sont redevables. Car, si les Gentils ont
participé aux richesses spirituelles des Juifs, ils doivent les assister de
leurs biens temporels.» (Rom 15,25-27).
Il se montre animé de la même
sollicitude à leur endroit, lorsqu'il écrit aux Corinthiens, et les avertit de
préparer diligemment, avant sa venue, la collecte qu'ils avaient décidé
d'envoyer à Jérusalem, pour les besoins de la communauté : «Quant aux collectes
qui se font pour les saints, suivez la règle que j'ai posée pour les Églises
d'Achaïe. Que chacun de vous, le premier jour de la semaine, mette à part chez
soi ce qu'il lui plaira, et fasse ainsi son trésor, afin qu'on n'attende pas ma
venue, pour faire les collectes. Et, lorsque je serai arrivé, j'enverrai ceux
que vous aurez désignés par vos lettres, porter vos libéralités à Jérusalem.» (1
Cor 16,1-3). Puis, dans le dessein de les engager à plus de munificence, il
ajoute «Si la chose mérite que j'y aille moi-même, ils feront la route avec
moi;» (Ibid. 4) c'est-à-dire : Si votre offrande est telle, qu'elle mérite que
j'accompagne ceux qui la porteront.
Même note dans l'épître aux Galates. Il
témoigne que, lors du partage qui a été fait avec les apôtres du ministère de la
prédication, il a convenu avec Jacques, Pierre et Jean que, tout en prenant pour
soi la prédication des Gentils, il se gardait bien de renier toute sollicitude à
l'égard des pauvres de Jérusalem, qui s'étaient spontanément exposés à
l'indigence, en renonçant pour le Christ à tous leurs biens : «Ayant reconnu la
grâce qui m'avait été accordée, Jacques, Cephas et Jean, qui étaient regardés
comme les colonnes de l'Église, nous donnèrent la main, à Barnabé et à moi, en
signe de communion, afin que nous prêchions aux Gentils, eux aux circoncis. Ils
nous recommandèrent seulement de nous souvenir des pauvres.» (Gal 2,9-10). Ce
qu'il témoigne avoir accompli en toute sollicitude : «Ce que, dit-il, j'eus
grand soin de faire.» (Ibid. 10).
Eh bien, qui sont les plus heureux ? Ceux
qui, rassemblés naguère du nombre des Gentils et incapables de s'élever jusqu'à
la perfection évangélique, demeuraient attachés à leurs biens, et auprès de qui
l'Apôtre estimait avoir fait beaucoup de fruit, si, renonçant «au culte des
idoles, à l'impureté, aux viandes étouffées et au sang», (Ac 15,20) ils
consentaient à embrasser la foi du Christ, tout en gardant leur avoir ? ou ceux
qui, n'ayant pas voulu, pour satisfaire à la parole de l'Évangile, que rien leur
demeurât de leurs propres richesses, portaient chaque jour la croix du Seigneur
?
Mais voici que l'Apôtre lui-même, chargé de chaînes et retenu en prison, ou
bien empêché par les tribulations du voyage, n'a pu, à son habitude, gagner de
ses mains sa subsistance. Et il raconte avoir reçu des frères qui venaient de
Macédoine, de quoi subvenir à ses besoins : «Des frères venus de Macédoine,
dit-il, ont pourvu à ce qui me manquait;» (2 Cor 11,9) et il rappelle lui-même
aux Philippiens : «Vous savez aussi, vous, chers Philippiens, que dans les
débuts de ma prédication de l'Évangile, lorsque je partis de Macédoine, aucune
autre Église ne m'ouvrit un compte de doit et avoir, vous seuls exceptés. Car
vous m'avez envoyé à Thessalonique une première, puis une deuxième fois, de quoi
satisfaire à mes besoins.» (Phil 4,15-16). Selon le sentiment que la tiédeur
inspire à nos avares, les Philippiens seront-ils plus heureux que l'Apôtre,
parce qu'ils lui ont fait part de leurs biens ? Quel insensé oserait le soutenir
?
CHAPITRE 18
Si nous voulons imiter
les apôtres, nous ne devons pas vivre selon nos propres idées, mais suivre leurs
exemples.
Voulons-nous obéir au précepte évangélique, et nous montrer les
imitateurs de l'Apôtre, de toute la primitive Église, des pères enfin qui ont
recueilli en notre temps l'héritage de leurs vertus et de leur perfection :
n'acquiesçons pas à nos propres vues, et ne nous promettons pas d'arriver à la
perfection, en partant de cet état de tiédeur misérable; mais suivons leurs
traces, nous gardant de nous abuser nous-mêmes, et embrassant la discipline et
l'institution du monastère, de façon à renoncer véritablement au monde;
n'écoutons pas l'infidélité qui nous tire en arrière, et ne réservons rien de,
ce que nous avons méprisé; gagnons notre pain quotidien par le travail, plutôt
que de le demander à quelque trésor secret.
CHAPITRE 19
Parole du saint évêque
Basile contre un nommé Syncletius
On rapporte de saint Basile, évêque de Césarée, une parole qu'il
proféra à l'adresse d'un certain Syncletius, alangui par cette malheureuse
tiédeur.
Celui-ci se vantait d'avoir renoncé au monde; mais il n'avait pas
laissé de se réserver quelque part de ses biens, car il ne pouvait consentir à
vivre du travail de ses mains, ni à conquérir la véritable humilité par le
dépouillement, le brisement du travail et la sujétion du monastère : «Vous avez,
dit l'évêque, sacrifié le sénateur Syncletius, et vous n'avez pas fait un
moine.»
CHAPITRE 20
Que c'est une grande
ignominie d'être vaincu par l'avarice.
Si donc nous avons le désir de combattre dans les règles le
combat spirituel, expulsons de notre cœur ce funeste ennemi, comme le
précédents. Moins il faut de vertu, pour le surmonter, plus il y a d'ignominie
et de honte à se laisser vaincre par lui. Lorsque l'on succombe à un jouteur
puissant, la défaite certes est douloureuse, et la victoire perdue arrache des
regrets; toutefois, la force même de l'adversaire apporte au vaincu une manière
de consolation. Mais, si l'ennemi est chétif, et la lutte en soi sans grande
difficulté, à la douleur de l'échec s'ajoute une confusion qui donne plus de
honte encore, une ignominie plus insupportable que le détriment
subi.
CHAPITRE 21
Méthode pour triompher de
l'avarice.
La suprême victoire sur ce vice, le définitif triomphe, est,
comme l'on dit, que le moine ne souille point sa conscience de la pièce de
monnaie même la plus menue. Qui se laisse vaincre pour une pièce modique et
conçoit en son cœur la racine de la convoitise, il est impossible qu'il ne brûle
immédiatement d'une passion plus forte. La victoire, la sécurité, l'exemption de
toute attaque du côté de la cupidité durent exactement, pour le soldat du
Christ, le temps que cet esprit très mauvais ne sème point dans son âme les
germes de la concupiscence.
Si donc, pour toute espèce de vice, il importe de
prendre garde à la tête du serpent, jamais les précautions ne doivent être plus
attentives que pour celui-ci. Qu'il entre seulement, et le voilà croissant par
la vertu même de ce qui lui a donné sujet,de naître; c'est un incendie qui
spontanément s'avive et se propage. Aussi n'est-ce pas seulement la possession
des biens temporels dont il faut se donner de garde, mais le désir même qu'il en
faut bannir entièrement du cœur. Ce n'est pas tant l'effet de l'avarice qui est
à éviter, que le penchant mauvais qu'il faut retrancher à fond. Rien ne sert
d'être sans argent, si nous avons le désir d'en
posséder.
CHAPITRE 22
Que l'on peut être avare,
sans avoir d'argent.
Il est fort possible, en effet, qu'un moine n'ait point
d'argent, sans être pour cela exempt d'avarice, et que le bénéfice du
dépouillement ne lui soit d'aucun profit, parce qu'il n'a pas su retrancher le
vice de la cupidité. C'est le bien matériel de la pauvreté qu'il aime, non le
mérite de la vertu, content de porter le fardeau de l'indigence, et du reste
d'un cœur languissant. L'Évangile déclare que certains, qui sont demeurés
chastes de corps, ont commis l'adultère dans leur cœur; de même se peut-il faire
que tels qui ne sont point alourdis du poids de la richesse, soient enveloppés
dans la même condamnation que les avares, à raison des dispositions qui les
animent. L'occasion leur a manqué d'avoir, non la volonté. Or, c'est la volonté
qui gagne la couronne devant Dieu, plutôt que la nécessité.
Hâtons-nous donc,
de peur que tout le gain de nos travaux ne s'évanouisse en fumée. Il est
misérable de souffrir les effets de la pauvreté et du dénuement, et d'en perdre
le fruit par le vice d'une volonté stérile et vaine.
CHAPITRE 23
Exemple de
Judas
Veut-on savoir quelles ruines, quels désastres engendre ce foyer
morbide, si l'on n'est diligent à le retrancher; comment de ce germe poussent de
toutes parts des rejetons et pullulent les rameaux de tous les vices, pour la
perte de celui qui l'a conçu : que l'on considère Judas ! Il est compté au
nombre des apôtres; mais il ne consent pas à écraser la tête meurtrière du
serpent. Alors, voyez comme celui-ci le fait périr par son venin; à quel abîme
il le précipite, après l'avoir pris dans les filets de la convoitise :
puisqu'il, arrive à le persuader de vendre pour trente pièces d'argent le
Rédempteur du monde et l'Auteur du salut des hommes. Jamais le malheureux ne fût
descendu à une trahison si scélérate, si le mal de l'avarice ne l'eût infecté;
il n'aurait jamais commis le sacrilège de livrer son Seigneur, si d'abord il
n'eût pris l'habitude de piller la bourse qui lui était
confiée.
CHAPITRE 24
L'avarice ne se vainc que
par le dépouillement
Voilà certes un exemple prodigieux et bien évident de la
tyrannie de l'avarice. Nous l'avons dit : l'âme une fois captivée, elle ne lui
permet plus de garder aucune règle d'honnêteté, ni de se satisfaire avec tous
les profits du monde. Ce n'est pas, en effet, par la richesse, mais le
dépouillement, que l'on met fin à cette frénésie. Voyez encore Judas. Peut-être
avait-il reçu en sa discrétion la bourse destinée au soulagement des pauvres,
afin qu'ayant l'argent en abondance, il se tînt pour rassasié et mît une mesure
à sa convoitise. Or, ce fut précisément cette abondance qui accrut l'incendie;
et, non content désormais de voler clandestinement la bourse commune, il se
résolut à vendre son Maître.
Il y a dans la cupidité une rage supérieure à
tous les trésors.
CHAPITRE 25
De la triste fin
d'Ananie, de Saphire et de Judas, dont l'avarice fut la
cause.
Instruit par cet exemple, le prince des apôtres savait que celui
qui possède quelque chose, ne peut tenir le frein à la cupidité; et que ce n'est
point telle somme, petite ou grande, qui est capable d'y mettre un terme, mais
la seule vertu de dépouillement. Aussi punit-il de mort Ananie et Saphire, dont
nous avons fait mention plus haut, parce qu'ils avaient gardé une part de leur
fortune. La mort que Judas s'était donné lui-même pour avoir trahi le Seigneur,
eux la reçoivent pour un mensonge de cupidité.
Quelle ressemblance dans le
crime et le supplice ! Là, c'est la trahison qui suit immédiatement l’avarice;
ici, la fausseté. Là, on voit la vérité trahie; ici, le mensonge commis. Les
actes se présentent avec des apparences diverses; mais ils aboutissent à une fin
identique. Judas veut sortir de la pauvreté, et désire reprendre ce qu'il a
abandonné; les autres craignent de tomber dans la pauvreté, et tentent de
retenir quelque chose de leur bien, qu'ils auraient dû offrir loyalement aux
apôtres ou distribuer tout entier aux frères : la peine de mort suit d'un côté
comme de l'autre, parce que l'un et l'autre crime a poussé des racines de
l'avarice.
Or, si ceux qui n'ont pas convoité le bien des autres, mais ont
seulement essayé d'épargner le leur, qui n'ont pas eu le désir d'acquérir, mais
uniquement la volonté de conserver, se virent frapper d'une sentence si sévère —
que faudra-t-il penser de ceux qui rêvent d'amasser des richesses qu'ils n'ont
jamais possédées, et, faisant étalage de pauvreté à la face des hommes, sont
néanmoins convaincus de richesse devant Dieu, a cause de la convoitise de leur
cœur ?
CHAPITRE 26
L'avarice donne à l'âme
une lèpre spirituelle.
À la ressemblance de Giezi, qui fut couvert d'une lèpre immonde,
pour avoir convoité les biens caduques de ce monde, de tels moines sont lépreux
d'esprit et de cœur. Le malheur de Giezi nous est, en effet, un évident exemple,
que toute âme souillée de la cupidité contracte une lèpre spirituelle, et paraît
immonde aux yeux de Dieu, digne de la malédiction
éternelle.
CHAPITRE 27
Témoignages des
Écritures, où l'âme désireuse de la perfection peut s'instruire à ne point
reprendre ce qu’elle a quitté.
Si, dans le désir de la perfection, vous avez tout quitté, pour
suivre le Christ qui vous disait : «Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux
pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens et suis-Moi,» (Mt 19,21)
pourquoi, après avoir mis la main à la charrue, regarder en arrière et mériter
que le même Seigneur vous déclare impropre au royaume des cieux ? Établi sur le
toit de la perfection évangélique, pourquoi descendez-vous prendre quelque
chose, dans votre maison, de ce que vous avez autrefois méprisé ? Occupé dans le
champ et au travail des vertus, que revenez-vous en arrière, pour essayer de
vous revêtir de la substance de ce monde dont vous vous êtes dépouillé
?
Mais, prévenu par la pauvreté, vous n'aviez rien que vous puissiez laisser
? Votre devoir n'en est que plus strict de ne pas acquérir ce que vous ne
possédiez pas. Ce dénuement fut un bienfait du Seigneur, qui vous préparait à
accourir vers Lui d'un pas alerte et dégagé, libre des empêchements que crée la
richesse. Au reste, la pauvreté ne doit jamais être, ici, une raison de perdre
courage. Il n'y a personne qui n'ait quelque chose à quitter : ~c’est renoncer à
tous les biens de ce monde, que de retrancher par la racine le désir de les
posséder.
CHAPITRE 28
La victoire sur l'avarice
ne se conquiert que par le dépouillement.
La victoire parfaite sur l'avarice consiste à n’en souffrir
point dans notre cœur une seule étincelle, par la possession de la plus minime
pièce de monnaie : assurés que nous n'aurions plus la faculté de l'éteindre, si
nous lui donnions la moindre occasion.
CHAPITRE 29
Comment le moine peut
demeurer dans sa pauvreté.
Du reste, nous n'avons d'autre moyen de conserver cette vertu
intacte, que de demeurer dans le monastère, «contents, comme dit l'Apôtre,
d'avoir le vivre et le vêtement». (1 Tim 6,8).
CHAPITRE 30
Remèdes contre la maladie
de l'avarice.
Que le souvenir de la condamnation d'Ananie et de Saphire reste
présent à notre mémoire; et frémissons d'horreur à la pensée de réserver quelque
part de ce que nous avons promis, par notre renoncement, d'abdiquer entièrement.
Craignons aussi l'exemple de Giezi, puni d'une lèpre éternelle pour une faute
d'avarice; et gardons-nous de rien acquérir de ce que nous ne possédions pas
même auparavant. Puis, saisis d'épouvante devant le crime de Judas et sa triste
fin, évitons de toute notre force de toucher encore à l’argent, après l'avoir
une fois rejeté. Par-dessus tout, considérons la condition de notre nature
fragile et incertaine; et prenons garde que le jour du Seigneur, survenant
«comme un voleur» (1 Th 5,4) dans la nuit, ne nous trouve la conscience souillée
ne fût-ce que d'une obole. Ce rien suffirait pour anéantir tous les fruits de
notre renoncement; et nous entendrions à notre tour la Voix du Seigneur nous
adresser la même parole qui fut dite au riche de l'Évangile . «Insensé, cette
nuit même on te redemandera ton âme; et pour qui sera ce que tu as amassé ?» (Lc
12,20). Enfin, bannissons tout souci du lendemain, et, ne nous laissons jamais
arracher à la discipline du monastère.
CHAPITRE 31
Qu'il est impossible de vaincre l'avarice, à moins de persévérer dans
le monastère; et par quel moyen on peut y demeurer jusqu'à la
fin.
Mais il ne nous sera donné de remplir ce programme, et même
de persévérer sous la règle monastique, que si la vertu de patience, laquelle ne
procède point d'une autre source que l'humilité, s'est établie chez nous sur des
fondements solides. L'humilité sait ne donner à personne sujet de s'émouvoir; la
patience sait tout supporter d'un cœur magnanime.